Pour cette deuxième chronique dans le bulletin du CQAM, j’aborderai le thème de la chaîne de blocs et de ses applications dans les secteurs de la culture. Cette technologie aura-t-elle un impact important sur les modèles de distribution des oeuvres médiatiques?
La technologie
La chaîne de bloc est un registre numérique distribué sur un réseau, qui ne peut être falsifié et dans lequel sont consignées des informations de nature transactionnelle. Chaque entrée dans la base de données forme un nouveau bloc dans la chaîne et chaque nouveau bloc doit être vérifié et validé. Cette vérification consiste en la résolution de problèmes mathématiques complexes demandant la puissance de calcul de tout un réseau d’ordinateurs : c’est le principe de la cryptographie distribuée. Ce système garantit qu’aucun maillon de la chaîne n’ait été altéré et que le nouveau maillon s’intègre logiquement à la chaîne.
Ses applications
Les cryptomonnaies sont sans aucun doute l’application de cette technologie qui a reçu le plus d’attention médiatique dans les dernières années. Les Bitcoins, Ether et autres cryptomonnaies ne sont toutefois pas la seule utilisation possible pour la chaîne de blocs. De plus en plus de projets visent à exploiter ce type de registre à des fins diverses : gestion de droits d’auteurs, financement participatif, formalisation de “contrats intelligents”. Au Québec et au Canada, les mondes de l’édition (Copibec et Scenarex), de la musique (Smartsplit) et des arts visuels (le registre d’attribution et le “passeport” développés par Prescient avec le RAAV et CARFAC) explorent ces possibilités.
Le modèle Breaker
Je propose que nous observions ici un projet ayant émergé en 2016 aux États-Unis dans le secteur des arts et industries médiatiques. Il s’agit de Breaker (initialement SingularDTV), une application de distribution de contenu dont le modèle d’affaire repose sur la technologie de la chaîne de bloc Ethereum. En effet, Breaker propose de faire évoluer l’industrie du divertissement en offrant aux créateurs et à leurs publics des rapports transactionnels directs (de pair à pair). La version bêta a été lancée en janvier 2019.
Les discours promotionnels autour de l’application rappellent une forme de cyberutopie héritière des débuts de l’histoire du web (décentralisation, projet communautaire, modèle transparent, nouvelle éthique et disparition des gatekeepers), néanmoins au service d’intérêts commerciaux.
Sommairement expliqué, le modèle Breaker fonctionne ainsi : les artistes s’authentifient sur la plateforme Breaker Pro grâce à un portefeuille virtuel Lighwallet ou Metamask (dans lequel sera entreposé leur Ether) et téléversent sur la plateforme leurs contenus, auxquels ils attribuent un prix. Le public peut ensuite acheter ou louer ces contenus à travers l’application Breaker et les revenus générés par ces transactions sont directement transférés dans le portefeuille de l’artiste. Breaker charge des frais fixes pour chaque contenu téléversé sur l’application (10$ par film et 1$ par morceau musical), puis prend une cote de 20% sur chaque transaction.
En plus de sa plateforme de distribution de contenus, Breaker a lancé des services complémentaires au printemps 2019 :
- Tokit permet aux créatrices et créateurs de gérer leur propriété intellectuelle à travers une économie de jetons basé sur la chaîne de blocs Ethereum. Un frais fixe de 100$ en Ether est appliqué à la création d’un nouvel ensemble de jetons. Le créateur détermine le nombre de jetons qu’il souhaite attribuer à son projet et peut les distribuer entre tous les contributeurs. Il peut également rendre une partie ou la totalité des jetons disponibles pour l’achat par des “supporteurs”, afin de financer la réalisation de son projet. Lorsque le projet est réalisé et distribué sur l’application Breaker, les revenus engendrés sont alors répartis automatiquement et proportionnellement entre tous les possesseurs des jetons.
- Rentalist est un plateforme en cours de développement (en activité à New York pour l’instant), pour la location d’équipement de production.
Un modèle pour l’industrie ou pour les indépendants?
Les avantages du modèle Breaker pour les artistes sont un accès direct à une plateforme de distribution, une rémunération en temps réel et l’accès aux données d’usages liées à l’achat et la location de leurs contenus, ce qui favorise une connaissance plus fine de leurs publics. Ce modèle s’adresse néanmoins à un groupe de créatrices et de créateurs qui possèdent des connaissances et compétences numériques encore peu répandues dans le milieu (chaîne de blocs, gestion de portefeuille virtuel, écosystème de jetons, analyse de données). Ces compétences ne sont pas requises pour le public, qui, quant à lui, peut encore effectuer ses transactions par carte de crédit sur l’application. On peut aussi noter que si les discours promotionnels de Breaker semblent s’adresser au créateur indépendant souhaitant s’émanciper des intermédiaires, les principaux partenariats qui sont mis de l’avant dans les médias sont avec les compagnies de distribution Oscilloscope Laboratories et FilmRise et la maison de disques Lowtemp.
Il sera intéressant d’observer dans les prochains mois la pertinence du modèle pour les artistes, car si Breaker cherche, dans sa version bêta, à attirer les créatrices et créateurs, il lui faudra également trouver son public.
À bientôt,
Photographie : Mário Novais (1899-1967) CC BY-NC-ND 2.0